Interview avec Bernardo Fleming

Artiste, créateur de parfums et directeur créatif pour l'une des plus grandes maisons de composition au monde, Bernardo Fleming rêve souvent de parfums. En 2021, il présente son installation Dreaming in Smell à l’Institute for Art and Olfaction de Los Angeles, dans laquelle quatre vaporisateurs parfumés interprètent quatre de ses rêves…

Vous appartenez à une minorité de personnes capables de rêver d’odeurs. Est-ce une expérience régulière pour vous ?

L’expérience de rêver en odeurs est aussi imprévisible que fascinante ! Parfois, des effluves peuvent se faufiler dans mes rêves de manière inattendue, par exemple lors d’une petite sieste ; d’autres fois, ils inondent mon sommeil d’arômes pendant plusieurs nuits consécutives. Ils me laissent toujours captivé et enchanté par la vivacité des odeurs de chaque rêve, qui portent généralement leur propre poids émotionnel lié aux souvenirs personnels, aux associations et aux sensations que je retiens au réveil.

Quand avez-vous commencé à remarquer que vous sentiez des choses dans vos rêves ?

Je ne me souviens pas du moment précis où j’ai commencé à percevoir des odeurs dans mes rêves, même si c’était probablement pendant mon enfance. J’avais toujours supposé que tout le monde expérimentait des parfums dans ses rêves jusqu’à une conversation avec un chercheur en olfaction qui a corrigé cette croyance erronée. Je me souviens très bien d’avoir discuté avec lui d’un rêve exceptionnellement odorant datant de la nuit précédente, avant d’être surpris lorsque ce chercheur m’a révélé qu’il s’agissait d’un phénomène extrêmement rare. Il m’a ensuite partagé des articles scientifiques au sujet de cette capacité étonnante ! Ce fut une révélation, car je réalisais enfin que se réveiller avec ces souvenirs et ces sensations n’était pas une expérience universelle. C’était à la fois étonnant et éclairant d’apprendre le caractère singulier de mes rêves parfumés.

De quels genres de senteurs rêvez-vous ? Et comment s’intègrent-elles à « l’histoire » globale de vos rêves ?

Dans mes rêves olfactifs, je ressens une gamme d’odeurs dont la présence et la signification varient. Comme la plupart des gens, beaucoup de mes rêves n’ont aucun arôme perceptible. Cependant, dans certains rêves, les odeurs jouent un rôle important. Ces odeurs peuvent être très reconnaissables, évoquant des souvenirs et des sensations très personnelles. Parfois, les arômes sont plus abstraits ou subtils, se fondant dans le décor comme un « paysage parfumé », contribuant à l’atmosphère générale du rêve. Ensuite, il y a les rêves où les odeurs prennent une qualité surréaliste et fantastique, qui rappellerait presque un tableau de Dalí, où réalité et imagination s’entrelacent de manière inattendue, agissant comme une porte d’entrée vers le subconscient.

Pour Dreaming in Smell (2021), vous avez décidé de documenter vos rêves afin d’en faire recréer les odeurs par des parfumeurs d’IFF. Comment cela s’est-il passé?

Collaborer avec des parfumeurs pour créer les parfums de mes rêves est une entreprise incroyablement fascinante et créative. Les senteurs que je rencontre dans mes rêves sont profondément personnelles et subjectives, nécessitant donc un haut degré de communication, des références communes et une inspiration sensorielle pour transmettre avec précision ces impressions olfactives. Les parfumeurs ont un talent extraordinaire pour transformer des idées abstraites et des incitations sensorielles en parfums tangibles. Travailler ensemble nous permet de repousser les limites du parfum, en nous inspirant de ces rêves olfactifs. Nous nous immergeons dans les subtilités de mes songes, expérimentant diverses notes et mélanges pour encapsuler l’essence de ces senteurs éphémères et intangibles. C’est un voyage profondément enrichissant et inspirant qui relie l’inconscient au monde concret de la parfumerie.

Pouvez-vous donner un exemple de l’un de ces rêves olfactifs ?

Dans un rêve, je me souviens très bien de l’odeur du palo santo se consumant. C’était un instantané sensoriel venu tout droit d’un épisode de mon passage à l’âge adulte : mon premier voyage à l’étranger, qui fut marqué par l’indépendance, la découverte et l’éveil au monde. La chanson Houses of the Holy de Led Zeppelin venant d’une cassette audio ajoutait comme une toile de fond à l’atmosphère nostalgique. Il y avait des étagères en bois dans un coin d’une chambre, remplies de livres, de magazines et de crayons de couleur. J’ouvrais une fenêtre et brûlais du palo santo, comme pour masquer le parfum de ma jeunesse. Je me sentais optimiste, prêt à faire face à toutes les aventures à venir. 

Ce parfum capture l’essence de la masculinité des années 80, dont le palo santo et la sauge comptaient parmi les notes principales. La baie de genièvre, l’armoise, le poivre noir, le tabac, le cèdre et l’ambre ajoutent en outre de la profondeur et du caractère à ce rêve parfumé, reflet d’une véritable quête initiatique.

Au final, comment les gens ont-ils découvert et interagit avec les senteurs de l’exposition ?

Lors de Dreaming in Smell (2021), les visiteurs de l’exposition ont eu l’occasion de vivre mes rêves olfactifs à travers des senteurs infusées dans du linge de lit et des oreillers. Les parfums ont été intégrés à des assouplissants textiles et des sprays pour linge, offrant une rencontre immersive et intime avec les senteurs présentes dans mes rêves. J’ai choisi ce support pour transmettre mes rêves olfactifs, considérant que le corps est le catalyseur de l’odeur rêvée. Cette méthode a permis aux visiteurs non seulement de sentir les parfums mais aussi de les ressentir de près, améliorant ainsi l’expérience globale et approfondissant leur connexion olfactive.

D’une certaine manière, c’est comme si les gens erraient dans les effluves de votre cerveau !

En effet !

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Ce dont rêvent les aveugles

Même s’ils rêvent sans voir, les aveugles de naissance font des songes aussi intenses que ceux des voyants. Seulement, leurs rêves débordent d’odeurs, de goûts, de sons et de sensations tactiles et proprioceptives !

Les rêves sont faits à la fois de ce que nous sentons et ressentons, et de la façon dont l’ensemble de nos perceptions, de nos savoirs et de nos expériences nourrissent nos représentations mentales du monde. Posséder le sens de la vue n’est donc pas nécessaire pour rêver. Les songes des personnes non-voyantes sont ainsi remplis de sensations, notamment olfactives, gustatives et tactiles, le sommeil portant les échos de la manière dont ces personnes font l’expérience du monde en état d’éveil.

D’après la neurologue Isabelle Arnulf, ces sensations non-visuelles ne se manifestent que dans 1% des récits de rêves chez les personnes voyantes. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que la vue est un sens dominant chez l’être humain : près de la moitié de notre cerveau est consacrée au traitement des informations visuelles et l’exercice de la vision inhibe même légèrement l’activité cérébrale liée aux autres sens. Nous tendons en outre, pour des raisons culturelles, à accorder plus de saillance aux sensations visuelles. Ainsi les personnes voyantes associent-elles la plupart de leurs expériences à des images plutôt qu’à des sons, des goûts ou des odeurs.

A l’inverse, certaines études ont montré que les personnes dépourvues de ce sens dominant rêvaient bien plus largement de senteurs, de sons, de musique, de contacts, etc. L’activité cérébrale d’aveugles et de voyants a par exemple été observée lors du sommeil durant les phases de rêve : chez les aveugles de naissance, les zones liées aux odeurs, aux sons et au toucher sont particulièrement irriguées, significativement plus que chez les personnes voyantes.

Ainsi, alors qu’une personne dotée d’une vision normale rêvera d’un proche en mobilisant des souvenirs visuels (forme du visage, couleur de la peau, des cheveux et des yeux, taille, corpulence, vêtements…), une personne aveugle associera plutôt un proche à une combinaison d’expériences non visuelles comme le timbre de la voix, l’énonciation, l’odeur corporelle, le parfum… Ce sont ces sensations qui se manifesteront dans le rêve pour représenter et identifier la personne présente.

Dans l’une de ses autobiographies, The World I Live in (1908), la célèbre autrice américaine Helen Keller, devenue aveugle, sourde et muette avant l’âge de deux ans, explique : « Dans mes rêves, j’ai des sensations, des odeurs, des goûts, et des idées que je ne me souviens pas avoir eues dans la réalité. […] Je sens et je goûte autant que pendant mes heures de veille ». Et de raconter un rêve olfactif particulièrement réaliste : « Une fois, j’ai senti une odeur de banane, et l’odeur dans mes narines était si vive que le matin, avant de m’habiller, je me mis à chercher les bananes dans le buffet. Il n’y avait pas de bananes, et aucune odeur de banane nulle part ! »

Bien entendu, l’expérience onirique des personnes ayant perdu la vue après l’âge de 5 ou 6 ans est très différente de celle d’une personne ne l’ayant jamais eu. Souvent, persistent dans leurs rêves, des images, des formes et des couleurs, auxquels viennent s’ajouter, plus fréquemment certainement que pour les voyants, des impressions venues du sens du toucher et des sens chimiques. C’est alors l’ensemble du sensorium qui est sollicité mentalement dans l’état de rêve !

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Qu’est-ce qu’un rêve olfactif ?

Si certaines personnes rapportent depuis longtemps sentir parfois des choses pendant leur sommeil en l’absence de tout stimuli extérieur, les mécanismes en jeu dans le rêve olfactif restent encore largement mystérieux. Comment rêve-t-on d’odeurs ? Et pourquoi n’en rêvons-nous pas tous ?

Même s’il n’était pas un grand défenseur de l’odorat, le psychiatre Sigmund Freud fut parmi les premiers à évoquer les rêves olfactifs. Il mentionne ce phénomène mystérieux dans son ouvrage de 1899, L’interprétation des rêves, dans lequel il donne notamment l’exemple d’un garçon de treize ans souffrant régulièrement des cauchemars dans lesquels « il y avait une odeur de poix et de soufre ». Avant Freud, ceux qui s’intéressaient au sujet du rêve niaient souvent l’existence et la possibilité même du rêve olfactif ou gustatif. Le psychologue Paul W. Radestock, par exemple, considérait que « dans le cas des rêves, les sens de l’odorat et du goût fournissent le moins d’éléments » et n’a pas poussé plus loin ses investigations sur le sujet.

Bien qu’il soit désormais admis que les rêves olfactifs sont possibles – que le contenu olfactif soit ou non central à la signification du rêve –, les scientifiques cherchent toujours à comprendre ce qui les engendre et pourquoi la plupart des gens n’en font jamais – ou rarement – l’expérience. Interviewée par la BBC en 2014, Francesca Faruolo, directrice du Festival dell’Olfatto de Bologne, émettait l’hypothèse que les rêves olfactifs sont plus répandus chez les personnes qui, dans leur vie quotidienne, sont « soit très sensibles aux odeurs, soit ont un sens de l’odorat très entraîné ». En 2021, une étude publiée dans Brain Sciences a corroboré cette théorie en montrant que les récits de rêve faisant état de contenus chimiosensoriels étaient « plus fréquents chez les individus ayant une plus grande conscience des odeurs ». Ces individus sont en effet, en toute logique, plus susceptibles de ressentir des odeurs mentales créées par les régions de leur cerveau habituellement impliquées dans l’olfaction, et ce alors qu’aucune odeur n’est réellement présente !

Cela expliquerait également pourquoi la plupart des gens ne rêvent pas d’odeurs. Notre odorat est en effet largement négligé dans les cultures occidentales, longtemps jugé superflu, non raffiné, indigne d’être cultivé. Les parties de notre cerveau consacrées au traitement des informations olfactives manquent donc d’un entraînement conscient et régulier, et nos capacités à identifier et à nommer les odeurs sont généralement relativement faibles. Avec un fort biais socioculturel en faveur des perceptions visuelles, la majeure partie de notre expérience olfactive passe donc inaperçue. Comment alors pourrait-elle ressurgir durant l’état de rêve ?

Une étude canadienne sur la « Prévalence des expériences auditives, olfactives et gustatives dans les rêves domestiques », publiée en 1998 dans la revue Perceptual and Motor Skills, a montré que les sensations olfactives et gustatives n’étaient présentes que dans environ 1 % des 3 372 récits de rêves recueillis par l’équipe de chercheurs, même si environ 35 % des hommes et 41 % des femmes déclaraient avoir déjà fait un rêve à contenu olfactif à un moment ou à l’autre de leur vie. « Un pourcentage significativement plus élevé de femmes que d’hommes ont rapporté un ou plusieurs rêves contenant des références à des sensations olfactives » soulignent les auteurs. Ces résultats, similaires à ceux d’une étude de 1970 sur le sujet, s’expliqueraient potentiellement par le fait que les femmes seraient, de manière générale, plus intéressées par les odeurs que les hommes, ce qui rendraient plus fréquentes les expériences olfactives dans les rêves féminins…

Une autre étude publiée dans Imagination Cognition and Personality en 2005 visait à vérifier l’honnêteté des personnes qui prétendent rêver d’odeurs d’une part et d’autre part à différencier les rêves olfactifs des hallucinations olfactives qui sont touchent parfois les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, d’épilepsie, et d’autres pathologies. Le protocole de l’étude a ainsi permis d’obtenir des rapports de rêves plus fiables, suggérant que ces rêves sont bien authentiques, mais également qu’ils peuvent survenir chez toute personne saine de corps et d’esprit.

L’étude a également révélé que les rêves olfactifs ont « des caractéristiques similaires à l’olfaction réelle (émotive et brève) » et sont « représentatifs des odeurs rencontrées dans la vie quotidienne » telles que celles du bacon, du curry, des pâtisseries, des oranges, de la pizza, des tomates, du vin, des cigares ou cigarettes, de la fumée, du sang, du savon, de la crème solaire, de l’herbe, etc. En d’autres termes, les rêves olfactifs ont tendance à être plus courts et plus chargés d’émotions que les rêves visuels. En outre, les rêveurs olfactifs perçoivent le plus souvent des odeurs qui leur sont familières. L’une des études les plus récentes sur le sujet, publiée en 2022 dans Physiology & Behaviour, confirme ceci et explique que « les odeurs perçues dans les rêves sont principalement liées à la nourriture, au brûlé et à la fumée, aux odeurs corporelles, à la nature et à certains environnements et objets ». Les rêves olfactifs ne sont donc peut-être pas aussi étranges, aussi fous ni aussi surréalistes que peuvent l’être les rêves où prédominent les images, mais ils constituent, lorsqu’ils se produisent, une expérience puissante et un vrai témoignage des potentialités remarquables et pourtant toujours relativement méconnues de notre cerveau olfactif !

Finalement, même s’ils peuvent constituer une expérience agréable lorsqu’il s’agit de sentir de la nourriture, des paysages naturels ou des cosmétiques, force est de constater que de tels rêves ne sont pas toujours plaisants ! Une femme de 39 ans citée dans l’étude de 1998 décrivait ainsi son rêve : « Deux gars que j’avais engagés pour nettoyer ma maison sont chez moi. […] Je monte à l’étage pour vérifier ce qu’ils ont fait et aperçois leur gros chien, un pitbull, qu’ils ont attaché avec une longue corde. Le chien se promène partout dans la maison. Il y a une odeur nauséabonde et tout est en désordre ». Dans ce cas, sans doute vaut-il mieux le rêver que le vivre !

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