Même s’il n’était pas un grand défenseur de l’odorat, le psychiatre Sigmund Freud fut parmi les premiers à évoquer les rêves olfactifs. Il mentionne ce phénomène mystérieux dans son ouvrage de 1899, L’interprétation des rêves, dans lequel il donne notamment l’exemple d’un garçon de treize ans souffrant régulièrement des cauchemars dans lesquels « il y avait une odeur de poix et de soufre ». Avant Freud, ceux qui s’intéressaient au sujet du rêve niaient souvent l’existence et la possibilité même du rêve olfactif ou gustatif. Le psychologue Paul W. Radestock, par exemple, considérait que « dans le cas des rêves, les sens de l’odorat et du goût fournissent le moins d’éléments » et n’a pas poussé plus loin ses investigations sur le sujet.
Bien qu’il soit désormais admis que les rêves olfactifs sont possibles – que le contenu olfactif soit ou non central à la signification du rêve –, les scientifiques cherchent toujours à comprendre ce qui les engendre et pourquoi la plupart des gens n’en font jamais – ou rarement – l’expérience. Interviewée par la BBC en 2014, Francesca Faruolo, directrice du Festival dell’Olfatto de Bologne, émettait l’hypothèse que les rêves olfactifs sont plus répandus chez les personnes qui, dans leur vie quotidienne, sont « soit très sensibles aux odeurs, soit ont un sens de l’odorat très entraîné ». En 2021, une étude publiée dans Brain Sciences a corroboré cette théorie en montrant que les récits de rêve faisant état de contenus chimiosensoriels étaient « plus fréquents chez les individus ayant une plus grande conscience des odeurs ». Ces individus sont en effet, en toute logique, plus susceptibles de ressentir des odeurs mentales créées par les régions de leur cerveau habituellement impliquées dans l’olfaction, et ce alors qu’aucune odeur n’est réellement présente !
Cela expliquerait également pourquoi la plupart des gens ne rêvent pas d’odeurs. Notre odorat est en effet largement négligé dans les cultures occidentales, longtemps jugé superflu, non raffiné, indigne d’être cultivé. Les parties de notre cerveau consacrées au traitement des informations olfactives manquent donc d’un entraînement conscient et régulier, et nos capacités à identifier et à nommer les odeurs sont généralement relativement faibles. Avec un fort biais socioculturel en faveur des perceptions visuelles, la majeure partie de notre expérience olfactive passe donc inaperçue. Comment alors pourrait-elle ressurgir durant l’état de rêve ?
Une étude canadienne sur la « Prévalence des expériences auditives, olfactives et gustatives dans les rêves domestiques », publiée en 1998 dans la revue Perceptual and Motor Skills, a montré que les sensations olfactives et gustatives n’étaient présentes que dans environ 1 % des 3 372 récits de rêves recueillis par l’équipe de chercheurs, même si environ 35 % des hommes et 41 % des femmes déclaraient avoir déjà fait un rêve à contenu olfactif à un moment ou à l’autre de leur vie. « Un pourcentage significativement plus élevé de femmes que d’hommes ont rapporté un ou plusieurs rêves contenant des références à des sensations olfactives » soulignent les auteurs. Ces résultats, similaires à ceux d’une étude de 1970 sur le sujet, s’expliqueraient potentiellement par le fait que les femmes seraient, de manière générale, plus intéressées par les odeurs que les hommes, ce qui rendraient plus fréquentes les expériences olfactives dans les rêves féminins…
Une autre étude publiée dans Imagination Cognition and Personality en 2005 visait à vérifier l’honnêteté des personnes qui prétendent rêver d’odeurs d’une part et d’autre part à différencier les rêves olfactifs des hallucinations olfactives qui sont touchent parfois les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, d’épilepsie, et d’autres pathologies. Le protocole de l’étude a ainsi permis d’obtenir des rapports de rêves plus fiables, suggérant que ces rêves sont bien authentiques, mais également qu’ils peuvent survenir chez toute personne saine de corps et d’esprit.
L’étude a également révélé que les rêves olfactifs ont « des caractéristiques similaires à l’olfaction réelle (émotive et brève) » et sont « représentatifs des odeurs rencontrées dans la vie quotidienne » telles que celles du bacon, du curry, des pâtisseries, des oranges, de la pizza, des tomates, du vin, des cigares ou cigarettes, de la fumée, du sang, du savon, de la crème solaire, de l’herbe, etc. En d’autres termes, les rêves olfactifs ont tendance à être plus courts et plus chargés d’émotions que les rêves visuels. En outre, les rêveurs olfactifs perçoivent le plus souvent des odeurs qui leur sont familières. L’une des études les plus récentes sur le sujet, publiée en 2022 dans Physiology & Behaviour, confirme ceci et explique que « les odeurs perçues dans les rêves sont principalement liées à la nourriture, au brûlé et à la fumée, aux odeurs corporelles, à la nature et à certains environnements et objets ». Les rêves olfactifs ne sont donc peut-être pas aussi étranges, aussi fous ni aussi surréalistes que peuvent l’être les rêves où prédominent les images, mais ils constituent, lorsqu’ils se produisent, une expérience puissante et un vrai témoignage des potentialités remarquables et pourtant toujours relativement méconnues de notre cerveau olfactif !
Finalement, même s’ils peuvent constituer une expérience agréable lorsqu’il s’agit de sentir de la nourriture, des paysages naturels ou des cosmétiques, force est de constater que de tels rêves ne sont pas toujours plaisants ! Une femme de 39 ans citée dans l’étude de 1998 décrivait ainsi son rêve : « Deux gars que j’avais engagés pour nettoyer ma maison sont chez moi. […] Je monte à l’étage pour vérifier ce qu’ils ont fait et aperçois leur gros chien, un pitbull, qu’ils ont attaché avec une longue corde. Le chien se promène partout dans la maison. Il y a une odeur nauséabonde et tout est en désordre ». Dans ce cas, sans doute vaut-il mieux le rêver que le vivre !